L'évêque Gréco Catholique Ukrainien décoré de la Légion d'Honneur

Mgr Borys a reçu la Légion d'Honneur le 7 mai 2015 au Sénat.

La décoration lui a été remise par S.E. Alain Rémy, Ambassadeur de France en Ukraine.

Discours de Monseigneur Borys Gudziak :

J’accepte cette haute distinction avec humilité et dans une certaine confusion.

L’Ordre de Chevalier de la Légion d'honneur est décerné pour honorer un mérite civil ou un service militaire éminent confirmé. Je suis arrivé en France récemment (Août 2012), mon mérite ne peut donc pas être déjà si grand, je ne parle même pas bien le français.

Je n’ai accompli aucun exploit militaire ni ici, ni en Ukraine. Et pour couronner le tout, je ne sais pas monter à cheval.

Réalisant que cette décoration signifie une marque d’intérêt porté à un représentant des Ukrainiens, au moment où l'Ukraine connaît de grands défis et a besoin d’une grande solidarité, je suis très reconnaissant à la République Française. Pour cette attention et la solidarité ainsi exprimée, je tiens à remercier le Président, Monsieur François Hollande, le Ministre des Affaires étrangères, Monsieur Laurent Fabius et l'Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de France en Ukraine, Monsieur Alain Rémy.

lg borys

Cet honneur qui m’est fait dans ce cercle amical et chaleureux, je souhaite le partager avec ceux qui sont, ce soir, dans des conditions bien moins confortables. C’est pourquoi, si vous le permettez, j’accepte cette distinction au nom des dizaines de milliers de soldats ukrainiens qui défendent courageusement non seulement la dignité, l'indépendance et l'intégrité territoriale de l'Ukraine, mais aussi la dignité et les valeurs de tout l’espace européen, y compris la France. Je rends hommage aujourd’hui à leur sacrifice et au sacrifice des héros de la Centurie Céleste, tués en Février 2014 sur le Maidan. Avec des millions d’autres, ils défendaient le droit de choisir leur avenir, leur droit à la liberté, leur droit à la dignité. Ils ont vécu et sont morts dans un esprit de liberté, égalité, fraternité.

En tant qu’envoyé de l'Ukraine en France, je me remémore ces grandes figures du passé qui nous accompagnent. Il y a près de 1000 ans, le prince Yaroslav le Sage a envoyé sa fille Anna en mission d'unité entre la Rous’ et la France. Anna est devenue reine de France, elle a vécu à Senlis, développé une large activité politique et spirituelle et a donné au pays une longue descendance royale. Très prochainement à Senlis, nous ferons mémoire d’Anna et du Millénaire du martyre (1015) des Saints Princes Borys et Hlib - frères de Yaroslav, et oncles d’Anna. Ils ont été les premiers saints canonisés sur la terre ukrainienne, et sont entrés, dès le XI siècle, dans l'histoire du peuple et de l'Eglise grâce à leur position radicale tant spirituelle que sociale de non-violence. Borys et Hlib ont refusé de se battre contre leur propre frère pour accéder au trône princier. Par amour fraternel, ils ont refusé de répondre à sa violence par la violence, et périrent de sa main. Leur exemple est éloquent, et aujourd'hui, plus que jamais. Il s’adresse en particulier à ceux qui empiètent sur l’héritage de Kyiv. Du fond d’un temps immémorial, leur exemple parle haut et fort à ceux qui propagent l'agression et l’invasion.

En cette occasion solennelle, permettez-moi de partager avec vous les pensées et sentiments d’un Ukrainien, né aux Etats-Unis que la Providence a mené d’un continent à l’autre, de pays en pays, jusqu’à Paris pour y servir comme évêque.

Ma nomination à Paris a été une surprise pour moi, mais j’en remercie Dieu, l'Église et la France. Ma gratitude croît chaque jour. Je suis reconnaissant pour la bienveillance, les paroles aimables, et tant d’autres signes d’accueil qui sont autant de bénédictions. Nous voulons tous être «acceptés». Nous avons tous, petits et grands, besoin de ce sentiment d’appartenance, de faire partie de quelque chose de plus grand. Aujourd'hui, je me sens particulièrement accepté par la République française, les Français, par vous tous.

La première évaluation de ma personne, la France l’a faite dans le cadre du processus de nomination d'un étranger à une Cathédrale à Paris. Lors d’une première rencontre fortuite, l'ambassadeur Alain Remy m’a dit spontanément : «Je vous connais. Vous êtes le futur évêque en France. Le processus de validation a eu lieu ».

Je suis conscient de bénéficier de la grande chance venant d'un autre pays, d’être "accepté" et de servir à Paris, dans la célèbre République française. Le fait que, dans un délai aussi court, la République daigne attribuer la Légion d'honneur à un évêque ukrainien est pour moi un émouvant signe d’acceptation.

Dès nos premières conversations personnelles, j’ai exprimé à l'Ambassadeur Rémy mon désir de devenir citoyen français. Si un jour la République accède à ma demande, je considèrerai cela comme un privilège, et un appel à un service encore plus zélé, plus créatif et plus humble.

Pourquoi est-ce que je vous parle d'humilité dans ces circonstances? Aujourd'hui, cette notion n’est pas pleinement perçue comme pertinente ni désirable. L’humilité est discréditée, ramenée vers le bas, vers la terre "de l'humus-in," alors que nous nous efforçons, en général à nous élever vers les hauteurs. Nous aspirons à des idéaux olympiques et nous en suivons la devise: "Citius, Altius, Fortius" (Plus vite, plus haut, plus fort).Tout notre système d'éducation, les affaires, la politique et les relations internationales sont construits en grande partie sur la concurrence. Je dois gagner. Nous devons gagner. Trop souvent, la formule du succès est considérée comme un jeu binaire - si je gagne, vous perdez, ou si vous gagnez, alors nous, nous allons certainement perdre.

Les systèmes totalitaires idéologiques, les guerres mondiales et les conflits militaires et interreligieux modernes découlent d'une telle vision du monde : nous allons gagner à vos dépens. Passionné de sport et très soucieux de la qualité de la science, je soutiens évidemment toute aspiration vers le meilleur. Ma position tend à souligner que notre progression ne doit pas se faire au détriment d'un autre. La réussite de mon prochain doit être pour moi une raison de joie. Après tout, votre présence ici témoigne de ce noble principe.

Pour les membres de l’Eglise, la référence est puisée dans les paroles du Christ : "Si vous voulez être les premiers, soyez les derniers ; si vous voulez sauver votre vie, vous devez la perdre; une graine doit mourir pour porter du fruit". Dans quelle mesure nous, chrétiens, mettons nous en pratique ces paroles?

Nous voulons tous nous élever, nous nous faisons concurrence afin de monter plus haut, alors que le Christ s’est fait petit, a fait des sacrifices. A la lumière de cet éclairage, nous honorons les héros qui ont appliqué le principe "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis."

Ce paradoxe de l'humilité n’est pas une tâche facile à mettre en oeuvre dans la vie quotidienne. Comme il est difficile de surmonter une concurrence malsaine et le désir de gagner au détriment d’autrui. Un témoignage extraordinaire m’a tracé la voie – celui de Jean Vanier, qui a, ici en France, dévoilé au monde et à moi personnellement, le don des personnes à besoins spécifiques. Grand de taille et d’esprit, originaire du petit village de Trosly, près de Compiègne, Vanier nous a montré ce que nous pouvions apprendre et découvrir, en nous courbant, en devenant plus petit, afin d’écouter et de voir la dignité de ceux qui sont habituellement marginalisés par la société. C’est dans cette optique que l’Evêque de Rome, le Pape François s’adresse à nous. Effectivement, la volonté de vivre avec les petits et de les servir est propre aux grands hommes.

Nous aspirons à quelque chose de grand, cela ne signifie pourtant pas vouloir réussir une réalisation grandiose. Le “grand” c’est de faire un chef-d’œuvre de sa modeste vie. Etre un «grand » attentif aux autres, un « grand » aimant pour son prochain.

Vivre pleinement la vie, de sorte qu’elle commence légèrement à déborder jusqu’à remplir les limites du possible. De tels paroles et exemples éclairent le ministère épiscopal. Les paroles aimables prononcées aujourd’hui, la bénédiction, ainsi que cette chaleureuse ambiance amicale sont pour moi - je vous l’avoue très sincèrement – un encouragement à marcher à contrecourant d’une manière encore plus radicale, de m’efforcer à être encore plus proche de mon prochain. Je me réjouis que des jeunes gens aient accepté de participer à ma vie à Paris, partageant avec moi les tâches, les joies et les peines de la vie quotidienne. (Neuf personnes d’une moyenne d’âge de 24.2 ans vivent à demeure à la résidence épiscopale!)

Après avoir été nommé évêque ukrainien en France par le pape Benoît, j’ai réfléchi à ce que moi, l’Ukraine et mon Eglise pouvions apporter à la France, à la Belgique et à la Suisse. Finalement, nous ne sommes ici qu’un petit phénomène relativement mineur. Comment pourrions-nous contribuer au trésor incroyablement riche de la vie française?

La première réponse, c’est que même un émigré marginal en a été capable ; la réponse, je l’ai trouvé dans l’histoire du simple pêcheur Simon-Pierre, un marginal de Galilée, de la province palestinienne du grand Empire romain. Quelles étaient les chances de ce pêcheur marginal d’apporter quelque chose à cette ville en marbre avec ses deux millions d’habitants, ses sénateurs, ses légionnaires? Très probablement, sa situation de départ était moins avantageuse que la nôtre ici à Paris.

J’ai réfléchi à cela dans la cathédrale portant son nom à Rome. Il s’avère que ses chances étaient bien réelles...

La réponse se trouve également dans l’histoire de l’Eglise gréco-catholique ukrainienne, qui a refusé de se compromettre, de coopérer avec le régime totalitaire, et été totalement interdite pendant 43 ans. Le prix à payer a été élevé : l’emprisonnement de tous les évêques et des centaines de prêtres; l’exil de centaines de milliers de fidèles en Sibérie; la vie dans les catacombes – une marginalisation durant deux générations. ET pourtant, d’importantes positions ont été acquises dans cette marginalisation. Aujourd’hui, grâce au courage des témoins du passé, la voix de cette communauté défend clairement et de façon très convaincante la dignité de tous les citoyens, quelle que soit leur confession religieuse, et les aide à refuser la corruption. Ce témoignage est respecté par tous les gens de bonne volonté.

Des réponses ont aussi été trouvées sur le Maidan, tout comme je les trouve dans les combats pour la vérité, menés aujourd’hui dans mon pays, au Proche Orient et dans de nombreux autres pays du monde. Les événements de l’histoire lointaine et récente, celle des deux dernières années, démontrent à nouveau que l’Ukraine a quelque chose à partager avec l’Est et l’Ouest. Les Ukrainiens sacrifient leurs vies pour les valeurs, que l’Europe de l’Ouest oublie parfois. Ils sont appelés à aider les Russes à défendre leur dignité. Je crois que le fait que je sois un homme de l’Est, appelé à servir en France, provient d’un dessein Providentiel et crée une opportunité unique de formuler de nouvelles propositions créatives. Il ne s’agit pas de plans ou de stratégies à l’échelle mondiale. Le Nazaréen, les martyrs des XX (vingtième) et XXI (vingt-et-unième) siècles, Jean Vanier et le pape François attestent de profondes valeurs de relations humaines et de mode de vie, qui nécessitent d’être réexaminées et appliquées d’une autre manière, en fonction de contextes et circonstances particuliers.

L’Ukraine a quelque chose à offrir à l’Est et à l’Occident, car elle révèle, d’une manière particulière, le don des martyrs et des marginalisés :

- de ceux qui refusent de lever l’épée contre leur frère comme les Saints Princes Boris et Hlib,

- de ceux qui s’opposent discrètement au régime comme les fidèles de l’Eglise gréco-catholique ukrainienne,

- de ceux, qui sont restés, pendant des mois, jour et nuit, dans le froid, sur la place principale du pays, comme des centaines de milliers de manifestants sur le Maidan,

- de ceux, qui armés de boucliers en bois couraient vers les balles des snipers, comme les héros de la Centurie Céleste, parmi lesquels le professeur de l’Université Catholique Ukrainienne Bohdan Soltchanyk.

- Avec les Ukrainiens, l’Europe redécouvre, d’une manière nouvelle, les valeurs sur lesquelles elle a été construite, qui valent la peine de mourir pour elles, et selon lesquelles il faut vivre.

Aujourd’hui nous cherchons une nouvelle interprétation des relations internationales à la lumière des déclarations de Schuman, de Gaulle, Adenauer et d’autres fondateurs de cette Europe, qui pendant des décennies a vécu dans la paix. Nous cherchons à découvrir ce que signifie : être une Eglise dans le contexte de la laïcité, où les opinions, la liberté de conscience et d’expression de chacun doivent être respectées. Dans un contexte de peur – la guerre en Ukraine, les attentats à Paris, - nous avons besoin de relations sociales égales et harmonieuses. Nous désirons non pas une concurrence épuisante, mais un jeu en somme égal : où il n’y aura plus de gagnants, ni de perdants. Nous souhaitons vivre des relations non virtuelles, de la communication humaine, un véritable service commun.

Notre vie est trop courte. Jan Twardowski, poète et prêtre polonais, a écrit : “Dépêchons-nous d’aimer”. Nous n’avons pas de temps pour les conflits, car nous sommes appelés à aller de gloire en gloire, à fêter le don de la vie et de la vie en commun. Aujourd’hui, nous avons l’occasion de le faire, en franchissant les frontières des pays, des cultures, des races et des confessions religieuses. En France, l’évêque de l’Eglise gréco-catholique ukrainienne bénéficie en cela d’une occasion et de conditions préalables particulières. Au XX siècle Paris a probablement été l’épicentre de l’oecuménisme Est-Ouest. L’exemple des parisiens de nationalités et de confessions religieuses différentes demeure une référence.

Cette Légion d’honneur est pour moi un signe d’amitié. La devise centrale de la République Française – liberté, égalité, fraternité –caractérise pour moi particulièrement le phénomène d’amitié interpersonnelle. Ceci pourra sembler assez familier mais sincère, pourtant je souhaite partager avec vous que je ressens une main d’amitié tendue par le Ministère des affaires étrangères de la France, notamment par l’Ambassadeur Monsieur Alain Rémi, un grand soutien du cardinal Vingt-Trois et de l’actuel président de la conférence des évêques de France, Mgr Georges Pontier, ainsi que de tous les évêques de notre pays et l’affection d’un grand nombre de personnes – de la communauté ukrainienne en France et des Français d’origines et religions différentes.

Que ce geste généreux de la République, votre présence, toutes les paroles aimables, les étreintes et les sourires, soient pour nous tous un encouragement à travailler, servir, être ensemble, tout simplement, dans la paix et dans la joie. C’est pour cela que nous avons été créés et appelés, et, ce pour quoi nous sommes tenus d’aller de l’avant. Il est question ici du pèlerinage que je voudrais partager avec ceux qui souhaitent cheminer ensemble.

Permettez-moi de vous exprimer mes profonds remerciements à tous pour cette opportunité d’être avec vous aujourd’hui.

Et maintenant, après avoir reçu cette décoration, je vais tâcher d’enfourcher mon cheval pour la route.